Malades ou inconscients ? Autant savoir
!
Par Albert Grégoire
Avertissement : La présentation de ce jour reprend très largement les éléments d'un article publié dans
le n° 168 de la revue « Morale Laïque », trimestriel d'information de la Fédération des Amis de la Morale Laïque de Belgique, consacré aux psychotropes.
La lecture de cet article m'a incité à élargir la réflexion, d'abord à l'utilisation
d'autres familles de médicaments, et ensuite, de manière plus générale, a m'interroger sur l'activité de l'industrie pharmaceutique et son incidence sur notre société.
En 1981 Renaud chantait :
« La médecine est une putain, son maquereau c'est l' pharmacien ».
Bien des années auparavant, dans « Knock ou
le triomphe de la médecine », Jules Romain fait dire à son personnage principal : « Tout homme bien portant est un malade qui s'ignore! ».
En écrivant sa pièce l'auteur n’avait pas du tout l’idée de se moquer des médecins et de leur
savoir médical, mais au contraire de montrer que tout comme en tout homme bien portant sommeille un malade, en tout médecin sommeille un commerçant ! Car Knock, bien que souvent présenté
comme un charlatan, est seulement attiré par l’appât du gain, c’est son seul mobile pour pratiquer la médecine.
A première vue « Knock ou le triomphe de la médecine » parle de la santé, qui est ce
qui nous intéresse le plus au monde. La pièce nous met en garde contre les charlatans et autres gourous qui prétendent nous guérir de maladies, même imaginaires.
A seconde vue, elle parle des dérives du marketing médical et pharmaceutique et nous met en
garde contre les manipulateurs de toutes sortes.
Nous verrons comment une fiction de 1923 finit par rejoindre la réalité de 2011.
Mais, venons-en à notre sujet proprement dit.
En 1943 était expérimentée, sur des blessés de guerre britanniques, une substance
révolutionnaire : la pénicilline. Issu des travaux d'Alexandre Fleming, ce médicament était le premier d'une longue lignée : les antibiotiques. Depuis plusieurs décennies, la prescription abusive
de ceux-ci a engendré des conséquences inquiétantes pour la santé publique. Six bactéries redoutables sont immunisées contre la plupart des
antibiotiques et provoquent chaque année en Europe, 400 000 infections dont 25 000 sont mortelles. Elles sont également responsables de deux millions
et demi de journées d'hospitalisation qui coûtent à la sécurité sociale européenne 1,5 milliards € supplémentaires.
Cet exemple est significatif des pratiques médicales en vigueur dans les pays riches et de
l'utilisation inconsidérée de certaines substances médicamenteuses. Parmi celles-ci, la famille des psychotropes. La raison de cette dérive est a
cherchée dans l'histoire de l'approche thérapeutique des troubles mentaux. En effet, au début des années 1960 a été conçu aux États-Unis un ouvrage collectif, le « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (en anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders : DSM). Nous en sommes actuellement à la quatrième version et une cinquième est en préparation. Il s'agit
d'un manuel de référence très utilisé internationalement, particulièrement pour les recherches statistiques et dans une moindre mesure pour diagnostiquer les troubles psychiatriques. Toutes les
versions sont éditées par l'« American Psychiatric Association » ou APA). Cet ouvrage répertorie les troubles mentaux; il est devenu
aujourd'hui la bible de la psychiatrie mondiale. Au cours des ans, cet ouvrage n'a cessé d'inclure dans le champ de la maladie mentale de plus en plus de caractères banals et anodins. Ainsi, la
timidité, étiquetée comme « trouble de l'anxiété sociale » est à présent considérée comme une maladie mentale débilitante. En se référent aux critères du DSM, près de la moitié des
Américains seraient des malades mentaux.
Le marché de la maladie mentale, réelle ou supposée, est donc juteux et l'industrie
pharmaceutique s'est ruée sur ce nouvel eldorado. Il n'est pas étonnant dès lors que les budgets publicitaires des firmes pharmaceutiques soient hallucinants. En 1996, ils étaient de 595 millions
de $; en 2010 on en serait à 25 milliards. L'investissement en vaut certainement la peine puisque le seul antidépresseur Paxil de la firme Glaxo Smith Kline (GSK) a rapporté 2,7 milliards de
$.
La pression constante des lobbies pharmaceutiques n'est sans doute pas étrangère à ces dérives
qui aboutissent à la prescription massive de médicaments souvent inutiles. Outre le coût imputé aux budgets de santé publique, il faut évoquer les effets secondaires graves de ces substances qui
n'apportent qu'une légère amélioration par rapport aux placébos : insuffisance rénale, perte de libido, troubles de la coagulation, risques d'automutilation, attitudes suicidaires,
etc...
Qu'importe ! Les firmes pharmaceutiques mettent en œuvre des sommes et des moyens
considérables pour rentabiliser leur production : campagnes promotionnelles nationales et internationales, même auprès de l'OMS, approche directe du corps médical par l'organisation de congrès
tous frais payés ou de cadeaux, matraquage des médias et publicités diverses, financement d'associations de malades et de consommateurs, d'institutions de recherche médicale, de stages de
formation continue des médecins, de revues dites scientifiques, etc... Le mot d'ordre : il faut éduquer journalistes et consommateurs et inciter les médecins au diagnostic et au
traitement.
On peut dès lors soupçonner des liens suspects
entre l'industrie pharmaceutique et les organismes publics. Rappelons-nous la polémique née de la pandémie de grippe A/H1N1, décrétée de niveau
maximal par la directrice de l'OMS, Margaret Chan, après consultation d'un groupe d'experts dont la moitié avait des liens étroits avec les fabricants de vaccins et d’antiviraux.
L'engouement pour les antidépresseurs n'est pas l'apanage des États-Unis. En France, d'après
le journal « Le Monde » du 16 octobre 2007, la prescription de ces remèdes a été multiplié par dix entre 1980 et 2001.
Bien que la Sécurité Sociale ait enregistré une baisse de la vente d'antidépresseurs de 6% sur
les 6 premiers mois de l'année 2006, les Français de tous âges restent les plus grands consommateurs de psychotropes en Europe. Un rapport de l'office parlementaire d'évaluation des politiques de
santé, datant de juin 2006, précise: « La consommation de ces médicaments, notamment celle des anxiolytiques et hypnotiques, est en moyenne deux fois plus élevée en France que dans les
autres pays européens, l'écart étant particulièrement flagrant avec l'Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas ».
La vente de substances apaisantes concerne également les enfants. Un gosse un peu turbulent
sera décrété « hyperactif » et sera «drogué à la Rilatine ou au Concerta, puissantes amphétamines dangereuses aux effets secondaires considérables : insomnie, dépression, anorexie,
… Le rapport note encore que « Les personnes âgées sont particulièrement exposées, avec un usage le plus souvent chronique. La consommation de psychotropes concerne moins de 5% des
enfants jusqu'à l'adolescence. Elle augmente nettement ensuite avec plus d'une fille sur 4 et près d'un garçon sur 5 qui ont consommé des médicaments psychotropes avant l'âge de 18 ans ».
De manière générale, les femmes sont deux fois plus concernées que les hommes.
Qu'est ce qui explique une telle consommation dans notre pays ? Aux Pays-Bas, où la fréquence
des troubles psychiatriques est sensiblement la même qu'en France, la consommation de psychotropes est une des plus faible d'Europe. Selon le rapport des parlementaires, le niveau de consommation
excessive des médicaments psychotropes en France relèverait de la conjonction de multiples facteurs parmi lesquels, les pratiques de prescription jouent probablement un rôle. En effet, dans 80%
des cas, c'est le médecin généraliste et non le psychiatre spécialiste qui prescrit les médicaments.
On note encore que les prescriptions ne sont pas toujours adaptées aux troubles. Le rapport
met en évidence ce paradoxe : la moitié des personnes consommant des antidépresseurs et plus des deux tiers de celles prenant des anxiolytiques et
hypnotiques ne présentent pas de troubles psychiatriques relevant d'une telle indication alors que moins d'une personne sur trois souffrant de dépression bénéficie d'un traitement approprié. De
plus, les durées de prescription sont peu respectées : elles sont longues quand elles devraient être courtes, supérieures à 6 mois pour plus des trois quarts des usagers d’anxiolytiques, alors
que la durée recommandée est de trois mois, et courtes quand elles devraient être longues, inférieures à un mois pour au moins une personne sur 4 traitée par antidépresseur, alors que ce
traitement doit être poursuivi au moins pendant 6 mois après la rémission de l'épisode dépressif.
D'autres produits occupent également le hitparade des médicaments depuis vingt ans : il s'agit
des statines. Ces molécules sont considérées comme efficaces dans la diminution du taux de cholestérol dans le sang et la diminution du risque de survenue ou de récidive de maladies
cardiovasculaires. De nombreuses études concernant l'efficacité (ou l'inefficacité) des statines ont été menées et la liaison entre la baisse du cholestérol dans le sang et la diminution de la
mortalité due à une déficience cardio-vasculaire n'est pas clairement établie. En revanche, la prise de statines entraîne souvent des effets secondaires graves : myopathie, allant jusqu'à la
destruction des muscles, déclin cognitif chez les séniors, pancréatite, troubles oculaires et même cancers...
Il n'existe que peu d'études comparant ces molécules entre elles. Il s'agit d'études plus
difficiles à mener et à interpréter que contre un placebo. Il semblerait cependant qu'une statine donnée à une dose standard (simvastatine 40 mg) soit aussi efficace qu'une autre statine, réputée
plus efficace pour la baisse du cholestérol et donnée à fortes doses (atorvastatine 80 mg) dans la prévention du risque cardiaque lorsque le LDL cholestérol de base est bas. Il existe d'ailleurs une controverse car l'intérêt et l'utilité des statines sont actuellement contestés par un certain nombre de chercheurs et de cliniciens, dont Michel de Lorgeril qui reproche un conflit d'intérêt entre les médecins experts recommandant l'emploi des statines et l'industrie pharmaceutique. Ce cardiologue de renom dénonce
ce qu'il appelle le « cholestérol delirium », en déplorant que la guerre menée contre le cholestérol occulte les autres facteurs de risque (notamment le mode de vie, l'alimentation de
type occidental, la sédentarité, le stress, ...). Il montre dans ses ouvrages que l'engouement pour les statines a été organisé par leurs producteurs et que les études tendant à prouver leur
efficacité sont biaisées ou manipulées. De plus, les laboratoires rechignent à publier leurs études sur l'efficacité des statines par rapport au taux de mortalité par déficiences
cardiovasculaires. Il faut d'ailleurs souligner qu'il n'existe aucune étude permettant d'évaluer le rapport bénéfice-risque de la prise permanente de statines sur le très long
terme.
Il faut encore préciser que l'évaluation des effets secondaires en France est moins sensible
qu'aux États-Unis en raison de la taille du marché qui est différent, des habitudes des consommateurs
différentes également et de la pharmacovigilance qui est moins poussée en France qu'aux États-Unis.
D'autre part, il semble que la plupart des médicaments, toutes catégories
confondues, récemment mis sur le marché, ne le sont que pour des raisons commerciales car ils n'apportent que peu d 'améliorations par rapport à
ceux existants.
Lors de l'émission télévisée « mots croisés » consacrait au « Médiator »,
l'un des invités, le pneumologue Philippe Even, Directeur de l'Institut de recherche Necker à Paris, estimait que sur les 5000 médicaments actuellement sur le marché, 2000 présentaient un intérêt
certain et avaient sauvé la vie de milliers de patients, 1000 apportaient une amélioration sensible aux patients, sans pour autant les guérir, et 2000 étaient sans le moindre intérêt
thérapeutique.
L'on précisa encore au cours de l'émission que les sommes consacrées par les laboratoires
privés à la recherche représentent le deuxième budget de recherche en France, après celui de l'aérospatiale. On comprend mieux après cela que les
médicaments sans intérêt thérapeutique sont très intéressants au plan financier car ils contribuent largement à financer la recherche.
La revue « Prescrire » confirme ce qui vient d'être dit. Sur son site internet, on
pouvait lire le 1er février 2011 : « Parmi les médicaments nouvellement commercialisés analysés par Prescrire en 2010, encore une fois, la moitié environ « n'apportent rien de
nouveau », c'est-à-dire sont sans intérêt pour améliorer les soins. L'élargissement des ventes, soutenu par la publicité, est la seule justification de ces commercialisations. Des dépenses
inutiles.
Pire encore, en 2010, encore une fois, un médicament sur cinq a été coté « pas
d'accord » par Prescrire : des médicaments sans avantages pour les patients et trop lourds d'effets indésirables. Des dépenses dangereuses.
Le propos continue par une série de questions que nous sommes en droit de nous poser
:
Comment expliquer que les agences du médicament nationales et européennes aient autorisé ou
approuvé ces commercialisations ?
Comment expliquer que les pouvoirs publics aient accepté le remboursement de ces médicaments ?
Et à des prix souvent beaucoup plus élevés que ceux de médicaments équivalents déjà disponibles ?
Comment ne pas évoquer l'influence des intérêts commerciaux sur les acteurs du système de
soins, soignants et patients compris ?
La frilosité des agences ?
Des experts sous influence ?
Des décideurs politiques soumis au chantage des firmes, ou soucieux de soutenir l'emploi et le
développement des firmes pharmaceutiques nationales ou européennes, avant la santé publique ?
Autant de dépenses inutiles ou dangereuses, payées soit directement par les patients, soit
indirectement par l'ensemble des cotisations.
Et Prescrire de conclure : « Remboursez ! ».