Formation
et sélection des élites
Par Michel Thomas
L'élite serait, selon les dictionnaires, l'ensemble des personnes les
meilleures, les plus remarquables, d'un groupe, d'une communauté ; ou encore, les personnes qui, par leur valeur propre, occupent le premier rang.
On peut en déduire, et ce serait sans doute l'une des conquêtes de la
République, que l'on n'appartient pas à l'élite sans le mériter et que ses membres occupent à juste titre une place en haut de la hiérarchie sociale.
A Athènes, au siècle de Périclès, l'idéal humain lie la perfection esthétique à
la quête de l'exemplarité citoyenne.
La Rome antique loue le désintéressement de Cincinnatus, mais accorde beaucoup
de pouvoirs et de privilèges à la richesse sans scrupule.
A l'époque médiévale la société est dominée par les hommes d'église qui
affirment devoir à Dieu leurs pouvoirs.
La Renaissance fait survenir, dans le sillage des souverains de droit divin et
des hommes d'église une élite intellectuelle et artistique dont les idées, les techniques et les talents sont valorisés, mais l'accès aux savoirs est majoritairement réservé aux classes les plus
aisées, ce qui rend extrêmement difficile la promotion sociale. Sauf exceptions – et l'Eglise en connaît – les élites sont issues de la noblesse ou de la haute bourgeoisie.
Avec la Révolution et l'instauration de la République, les classes sociales
étant abolies et l'accès aux savoirs tendant à se démocratiser, les élites se diversifient, un ascenseur social se met en place.
Stoppée par le Consulat, le 1er Empire, la Restauration puis le
second Empire, la méritocratie reprend de la vigueur sous la 3ème et 4ème république. Roger-Martin-du-Gard, prix Nobel de
littérature 1937, évoque « cette aristocratie plébéienne où, dorénavant, se recrutent les élites ».
Mais il existe deux sortes d'élites : celles qui se distinguent et celles que
l'on « élit ». Dans la première catégorie, les savants, les grands intellectuels, quelques écrivains, certains artistes et de grands managers ; leur sélection est, en quelque sorte,
naturelle et leur renommée dépasse souvent le cadre national. Dans la seconde catégorie sont les dirigeants politiques ; ils détiennent des pouvoirs étendus et bénéficient de privilèges
considérables, mais, dans nos démocraties, leur carrière dépend de scrutins toujours, en principe, aléatoires.
C'est à la formation et à la sélection de cette catégorie d'élites que nous
allons nous intéresser.
Pour traiter ce sujet, un léger retour en arrière est indispensable. Dès 1848
était apparue la nécessité d'une formation spécifique des cadres de la haute administration, mais l'idée d'une école spéciale n'avait pas abouti.
En 1872 fut fondée à Paris, sous l'impulsion d'Emile Boutmy qui en fut le
premier directeur, l'Ecole libre des sciences politiques ; autour du fondateur on trouvait des universitaires et de grands industriels. Dans cette école, installée rue
Saint-Guillaume, financée par des capitaux privés et qui assurait la préparation aux concours des « grands corps », professaient des universitaires, mais aussi des hommes politiques, des hauts
fonctionnaires et même des industriels qui devaient donner une « éducation libérale » (Boutmy).
Totalement indépendant de l'Université cet établissement dispense un
enseignement qui s'adresse « aux classes qui ont une position faite et le loisir de cultiver leur esprit » (Boutmy). Son recrutement s'effectuait exclusivement dans la haute bourgeoisie. Son but
était clairement de « former une tête de société rationaliste régnant par la science et peu disposée à laisser périr son privilège au profit d'une foule ignorante » (Renan).
A l'exception des juifs, privés de leurs fonctions par le régime de Vichy, ces
cadres supérieurs de l'administration, issus de la filière Sciences-Po, demeurèrent en place sous l'état français de Pétain.
Très rares furent ceux qui rejoignirent la Résistance : ils s'affirmaient des
serviteurs de l'Etat, quel qu'il soit, et, comme le grand patronat et de nombreux intellectuels, ils préféraient Mussolini, puis Franco, puis Hitler,
à Blum !
Revenant sur ces événements Marcel Bloch écrivait : « Quelle que » soit la
nature du gouvernement, le pays souffre si les instruments du pouvoir sont hostiles à l'esprit même des institutions publiques. A une monarchie il faut un personnel monarchique. Une démocratie
tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser...et issus des classes mêmes dont elle prétend abolir l'empire, ne la servent
qu'à contre cœur » (l'étrange défaite, p.192).
L'accusation était grave et aurait pu instruire un procès en responsabilité
politique. Mais la situation d'urgence de la Libération évita cette épreuve à l'Ecole libre des sciences politiques ; le gouvernement provisoire et le général de Gaulle ménagèrent la haute
administration française et, avec elle », l'Ecole libre.
La nationalisation fut décidée, dans le but avoué de réaliser les convictions
énoncées dès avant 1939 sur la nécessaire rationalisation de l 'Etat. Michel Debré souhaitait supprimer les concours particuliers au profit d'un concours et d'une formation uniques mais il
assurait que malgré les défauts de l'Ecole, l'Etat lui était redevable de la quasi-totalité de ses meilleurs agents. Donc, « régler ses comptes avec la rue Saint-Guillaume ne pouvait être une
solution d'avenir » (Debré. Préface à La politique de la haute fonction publique, de M-C. Kessler. Il fallait nationaliser en conservant ! Et il y avait urgence car la Gauche et la
Résistance réclamaient une nationalisation-sanction et l'élection à l' assemblée nationale allait avoir lieu en octobre 1945. Le projet Debré prenait aussi de court le ministère de l'éducation
nationale de René Capitant et l'Université.
Les textes sur la réforme de la fonction publique furent ainsi publiés juste
avant les élections législatives du 21 octobre 1945 :
- Création de l'Ecole Nationale d'Administration, conçue comme une école d'application dont
la scolarité s'ouvrait par un stage.
- Création de l'Institut d' Etudes Politiques
de Paris, nouvel avatar de l'Ecole Libre, principalement chargé de préparer les candidats au concours d'entrée à l'E.N.A., et formellement rattaché à l'Université.
Quant à l'ancienne « Ecole Libre », elle se perpétuait dans une
Fondation à laquelle étaient attribués tous ses biens, ses locaux, sa bibliothèque, son corps enseignant et surtout sa vocation.
Ordonnance du 9 octobre 1945 : « Cet établissement doté de la personnalité
civile, dont l'objet est de favoriser le progrès et la diffusion des sciences politique, économique et sociale...doit apporter à l'administration et à l'Université sa collaboration dans
l'organisation, d'une part de l'ENA, d'autre part du premier Institut d' Etudes politiques. »
Aux termes de conventions aussitôt signées la Fondation fut chargée d'assurer
l'organisation matérielle et la gestion administrative et financière de l'Institut. Elle ne recevait pas seulement le patrimoine de l'ancienne Ecole Libre : une large place était faite, dans sa
direction, aux anciens dirigeants de l'Ecole et son président devait être choisi parmi les « représentants des auteurs de libéralités ».
« Entre les anciens propriétaires et la commission Debré, une coalition
d'intérêts politiques s'était nouée qui garantissait le maintien d'une majorité conservatrice pour contrôler le recrutement de la haute fonction publique » (Alain Garrigou, Les élites contre la république. Octobre 2001).
Par cette nationalisation en trompe l'œil l'Etat s'engageait à financer une
institution privée qui échappait largement à son contrôle et donnait des moyens publics aux anciens dirigeants pour continuer à gérer en toute indépendance leur ancienne école rebaptisée. Dans la
course de vitesse engagée à la Libération entre les adversaires politiques, les élites établies avaient pu rétablir, in extremis, une position compromise.
Dans l'assemblée consultative chargée d'examiner la réforme, Guy de Buisson
avait dit sa méfiance :
« Si l'on maintient d'une façon ou d'une autre l'Ecole libre des sciences
politiques comme institut d'études administratives, la réforme sera inopérante, car l'esprit de l'Ecole se prolongeant risquera d'en compromettre l'ensemble. L'esprit de l' Ecole, qui a ses
traditions, ses professeurs, tout son monopole de fait derrière elle, donnerait le ton aux Instituts qui donneraient eux-mêmes le ton à l'ENA,
laquelle le communiquerait à la haute administration. »
Le ton fut, en effet, rapidement donné et l'IEP de Paris put très vite se
targuer d'avoir établi un quasi-monopole sur le concours de l'ENA, c'est à dire d'avoir rétabli la filière antérieure de formation des élites, de la noblesse d'état !
Pourcentage des diplômés de Sciences Po reçus au concours externe :
1947/51 : 67 %
1959/65 : 85 % 1983/94 : 76 %
La part des élèves de Sciences Po dans le recrutement de l'ENA montre à quel
point les élèves aux origines sociales élevées ont investi une filière qui est progressivement devenue un des sommets de la consécration scolaire.
On accède à SCIENCES -PO au moyen d' un concours qui comportait, jusqu'en 2012, outre un dossier de candidature,
trois épreuves écrites (culture générale, histoire, littérature ou maths ou un sujet sur documents), et une épreuve de langue vivante, curieusement supprimée à compter de 2013, ainsi qu'un
entretien de motivation. A l'issue de ces épreuves une partie des étudiants est admise, une autre déclarée admissible. Pour ces derniers il faut encore passer un oral.
En 2010, 525 candidats ont été admis, sur les 4.500 lycéens qui se sont
présentés aux épreuves.
La sélection est donc sévère ; la plupart des admissibles ont suivi une
préparation intensive dans des établissements privés aussi spécialisés que coûteux.
Il faut cependant noter que, depuis une dizaine d'années l'I.E.P. admet des
boursiers et qu'un effort de démocratisation a été réalisé, spécialement en direction d'élèves recrutés dans les ZEP.
Grâce aux conventions éducation prioritaires, lancées en 2001, 860
étudiants, issus de 85 lycées de zones défavorisées ont rejoint la rue St-Guillaume, mais la sociologie de Sciences Po n'a pas été radicalement
modifiée : ils ne représentent que 10 % des effectifs de première année (1300 à 1500).
Dans le même temps le nombre des boursiers est passé de 6 à 27 %, dont de
nombreux « boursiers à taux zéro », c'est à dire simplement exemptés des droits d'inscription. Les classes supérieures privilégiées restent ultra-majoritaires, autour de 70 % ; Sciences Po n'a
que marginalement renouvelé l'origine sociale de ses étudiants.
L'article dont j'ai extrait ces informations a été publié en 2011 sur le blog
le monde-éducation.
Il a fait l'objet, entre autres, du commentaire suivant :
« L'IEP de Paris a pour politique de se placer dans un petit groupe
d'institutions (LSE, Harvard...) qui forment les élites transnationales de gouvernement. Pour ce faire, il a adhéré au credo néolibéral… et a entièrement refondu ses cursus et le contenu de sa
formation en ce sens. C'est cela la véritable transformation de l'institution, sur fonds publics généreusement alloués par le ministère. A côté de cela, pour s'assurer la pérennité de cette manne
qui finance les études de gens qui viennent massivement des milieux les plus aisés...mais il faut faire bonne figure dans l'hexagone... »
Le procédé n'est pas nouveau : Dans la Russie soviétique le recrutement de l'Académie Dzerjinski, chargée d'instruire les
fonctionnaires du KGB, s'effectuait principalement dans les classes privilégiées du régime, mais cette institution devait, chaque année, intégrer quelques hommes du peuple parmi ses effectifs. Un
maigre pourcentage afin de pouvoir s'enorgueillir d'égalité sociale.
C'est en France que la logique du recrutement sur la base d'une certification
formelle a été poussée le plus loin. L'exception française est triple : importance du diplôme initial, niveau élevé de responsabilité en début de carrière et passage aisé et fréquent du publique
au privé, avec pour résultat une formation identique des grands commis de l'état et des cadres supérieurs des entreprises.
De surcroît les élites politiques françaises sont, le plus souvent, issues de
la même filière.
Ce système de formation d'une « noblesse d'état », mis en place en 1945, attire
de plus en plus de critiques. On lui reproche ses nombreuses rigidités, son aspect trop technocratique, sa distance aux citoyens, son décalage par rapport aux exigences de la modernité
politique.
Les enseignements qui donnent accès à cette filière privilégiée n'étant, en
fait, ouverts qu'aux classes sociales supérieures, le système paraît peu démocratique et l'on peut se demander s'il n'est pas en réalité, une fausse méritocratie.
Il est d'ailleurs vraisemblable que les quelques chanceux d'origine modeste qui
passent par ce moule se retrouvent, à la sortie, parfaitement conformes au reste de la promotion !
Les frais de scolarité sont très importants jusqu'à 9000 €/an (contre 460 à
Paris-Dauphine), mais environ 30 % des étudiants ne paient aucun frais.
La Cour des Comptes a examiné la gestion de l'I.E.P. de Paris entre 2005 et
2011 ; son rapport, récemment publié, est extrêmement critique. : Rémunération excessive des cadres et enseignants. Un professeur de faculté a doublé son traitement en 2011 en assurant seulement
60 heures annuelles de cours à l'IEP ; les enseignants-chercheurs n'effectueraient en réalité que 30 % de leur service alors qu'ils sont payés à 100 % ; un étudiant à Sciences-Po coûte en moyenne
3000 € de plus que son homologue de Paris-Dauphine (dont 300 réglés par le Trésor). La Cour dénonce une gestion hasardeuse avec des emprunts « spéculatifs et dangereux ». Elle épingle la
complaisance de l'Etat qui n'a exercé aucun contrôle sur la gestion d'une école dont il est le principal pourvoyeur de fonds (63,3 millions d'€ en 2010) .
Les associations d'anciens élèves sont très organisées, très puissantes et très
influentes. Elles sont à l'origine des réseaux très actifs et très interventionnistes.
Il semble qu'on puisse conclure que Sciences-Po constitue une filière
privilégiée pour une noblesse d'état dont la formation coûte très cher et qui ne risque pas de remettre en cause l'ordre social.
L'ECOLE NATIONALE D'ADMINISTRATION (E N A)
Trois concours y donnent accès :
- Externe ouvert aux titulaires d'un diplôme correspondant à Bac. + 3.
Notamment celui délivré après trois d'études à Sciences-Po (« undergraduate »).
Cinq épreuves écrites, un oral pour les admissibles (comportant six épreuves)
et un entretien avec le jury.
En 2012 : 40 admissibles.
- Interne ouvert aux agents publics après
quatre ans d'expérience professionnelle.
En 2012 : 32 admissibles.
- Externe spécial, ouvert aux élus locaux et
responsables d'associations après huit années de mandat ou d'expérience professionnelle.
En 2012 : 8 admissibles.
Aux concours 2012, il y avait 1.578 inscrits ; 80 candidats ont été
définitivement admis, dont 57 hommes et 23 femmes. La sélection est donc sévère, mais une fois les portes strasbourgeoises de l'école franchies, une autre bataille s'engage. L'objectif : sortir
dans la « botte », c'est à dire dans les quinze premières places du classement établi à la fin des 27 mois de scolarité. Cette institution, d' où sont sortis trois présidents de la 5eme
république, sept premiers ministres et de très nombreux ministres (4 dans l'actuel gouvernement), est devenue une « machine à classer ». Pour tous,
le classement devient une obsession. Discipline de fer et bachotage intensif sont de rigueur. Chaque étape de la formation est validée par une note comptant pour le classement final. Le droit à
l'erreur n'existe pas.
Presque toutes les promotions, depuis quarante ans, ont protesté contre les
aberrations d'un système qui conduit à déterminer le parcours professionnel de toute une vie à partir d'un seul classement ; en 2001 96 des 103 élèves signent une pétition dénonçant le « gâchis
humain », la « médiocrité » de la formation et une « machine à classer » qui « renforce les corporatismes ».
Diplômé en 2011 (promotion Badinter) Olivier Saby (sorti 25ème sur 81) vient de
publier « promotion.
Ubu roi, 27 mois sur les bancs de l'ENA » Il nous donne la preuve que cette
institution est bien malade, affirmant : « notre génération devrait apprendre à innover. Or l'ENA nous classe sur notre capacité à reproduire sans courage, à imiter, à singer...l'ENA n'est pas
cette école de la république qui forme ses meilleurs rejetons...dès le début on ne nous apprend pas à travailler ensemble, mais à surpasser les
autres...une personne sortie dans les premiers ne sera jamais considérée comme inadaptée au poste qu'elle occupe, même si elle ne convient pas du tout...certains intervenants ne connaissent rien
du sujet qu'ils viennent nous exposer... » Il évoque « une absence de réflexion pédagogique et de commandement, l'incohérence des instructions, une autocélébration, des frustrations, une
infantilisation ».
Le bêtisier que nous présente Olivier Saby mérite le détour et Ubu le dispute à
Courteline : on y croise un « conseil en communication » qui vend du vent à 1200 € la journée à la communauté urbaine de Brest. Chargé d'inventer une campagne de promotion, il a « un putain
d'avis sur la question » et, au bout de huit mois, il propose de prendre l'océan pour axe de communication ! On y entend la directrice de l'ENA raconter qu'elle a eu un choc quand elle a pris ses
fonctions : il lui fallait partager un chauffeur avec un collègue ; et d'avouer qu'avec le temps elle s'est aperçue qu'on pouvait très bien vivre
sans un chauffeur à plein temps. Ou encore cette énarque qui dit, au sujet de l'élection présidentielle : « si on pouvait limiter le droit de vote aux polytechniciens et aux énarques, la France
tournerait mieux » !
On a l'impression, à lire Saby, qu'à l'ENA les élèves sont infantilisés,
effarouchés, lobotomisés.
De nombreux témoignages, dont celui d'Hervé Gaymard, viennent confirmer ce
diagnostic.
La culture développée dans cette institution est basée principalement sur des
manuels ; elle ne fait que consolider la formation préalablement reçue. L'enseignement repose sur des études de cas débouchant sur une note de synthèse. L'ENA n'est pas une école du savoir, et
certains de ses directeurs le reconnaissent ; ce n'est pas un lieu de culture mais un service de l'administration pour préparer à la fonction publique. Beaucoup d'anciens élèves estiment n'y
avoir rien appris. L'ENA forme des généralistes, elle transmet des méthodes, des langages, des dispositions qui n'ont rien à voir avec
l'apprentissage d'un métier précis. Elle génère en outre un esprit de corps dont nous verrons qu'il peut avoir des conséquences désastreuses.
Ce qui rend encore plus singulière cette exception française, c'est le fait que
la réforme de 1945 n'introduisait pas de règle d'incompatibilité politique pour les fonctionnaires. Et le service de l'Etat ne constitua bientôt plus, pour une partie importante des nouveaux
hauts fonctionnaires, qu'une étape vers d'autres destinées nullement inscrites dans la définition de la nouvelle institution. Les énarques envahirent les cabinets ministériels. Nombre d'entre eux
devinrent ministres, spécialement à partir de la création de la Vème république.
Et puis, il semble que l'appartenance à la « noblesse d'état » constitue un
titre de légitimité pour l'exercice d'une autorité en dehors de l'Etat. Les membres des classes supérieures investissent donc dans les études pour accéder à la haute fonction publique, puis
l'abandonnent souvent pour le secteur privé dans la pratique du pantouflage.
De nombreux sociologues (Pareto- Michels- Lypset) ont noté chez les élites, qui
forment dans toute société un groupe minoritaire, une tendance à l'oligarchie : les membres de l'élite se sentent quelque chose en commun qui les distingue des autres citoyens et cela tend à
susciter des comportements destinés à entretenir, voire accentuer un sentiment de connivence. Il semble que ce soit notamment vrai en ce qui concerne les diplômés de l'ENA et le Canard Enchaîné
du 2 janvier nous en fournit une illustration. Il montre « comment les camarades de classe de François Hollande colonisent l'appareil d'Etat » ; il en recense 11 et en annonce d'autres. Il révèle
aussi qu'au sein de l'Association des anciens élèves de l'Ena c'est un ancien de la promotion Voltaire qui est chargé du service « carrières » dont le rôle est ainsi défini : « informer,
conseiller, guider les anciens élèves dans la conduite de leur parcours professionnel », mais aussi « aider ceux qui ont à un moment donné, un problème d'orientation ».
Rendant compte du livre du livre d'Olivier Saby, le Nouvel
Observateur-Education pose la question : « L'ENA, facteur du déclin français ? ». On est tenté de répondre par l'affirmative lorsqu'on constate l'impuissance, face à la crise économique, de
tous ceux dont cette filière élitiste a assuré la promotion.
Ce n'est, en tout cas, nullement une fabrique de grands hommes : depuis Jean
Moulin seul Malraux est entré au Panthéon ; or il n'était pas passé par Sciences-Po et l'on est en droit de penser que c'est surtout l'écrivain qui a été honoré.
Il serait intéressant de savoir comment sont sélectionnées les élites, dans
d'autres nations ayant un niveau de développement comparable au notre ; faute de temps, je me suis limité à l'Allemagne, à la Grande -Bretagne et aux USA.
L' Allemagne ne possède pas de « grandes écoles » du type français. Son système éducatif est très
précocement sélectif. Les élites sont formées sur le terrain. Les politiques allemands sont, en général plus jeunes que leurs homologues français, alors que c'est plutôt l'inverse dans le monde
économique.
Il existe un système de bourses assez généreux mais elles sont remboursables au
premier emploi.
Les résultats montrent que la sélection est beaucoup plus démocratique en
Allemagne qu'en France. (source :
Michael Hartman « eliten und Macht in Europe » 2007)
Tableau présentant, en pourcentages comparés, l'origine sociale des élites, en
France et en Allemagne.
Politiques depuis 1945 Ministres en 2006 Entrepreneuriales
F D F D F D
Grande bourgeoisie 52,5 5,5 62,5 12,5 57 ,0 51,7
Bourgeoisie 27,5 25,7 12,5 50,0 30,3 33,3
Classe moyenne 15,0 43,8 0 0 0 0
Classe ouvrière 5,0 15,0 6,2 18,8 12,7 15
En Allemagne le passage du secteur politique au secteur économique est
exceptionnel.
La Grande-Bretagne possède deux universités d'exception, Oxford et Cambridge qui forment des élites de grande valeur au moyen d'un système d'éducation à faire envie à tous les étudiants e la planète.
Quant à la sélection pour un « Civil Service » qui fit l'admiration du général
de Gaulle, elle s'opère parmi les étudiants justifiant d'un « degree » (licence) au moyen de toute une série de tests psychotechniques (« fast stream »). L'accent est mis sur les compétences
intellectuelles et managériales, et non sur le savoir encyclopédique ou l'entregent ; il n'y a pas de dissertation. L'aspect le plus novateur est sans doute le « E-Tray ». Il vise à mesurer les
capacités de compréhension, de hiérarchisation des tâches, de bon sens, etc... par la gestion sur ordinateur d'un dossier, en répondant à des Emails.
Dans le « livre noir du libéralisme », paru en 2006, Pierre Larrouturou raconte
qu'au cours d'un entretien avec François Hollande, alors 1er secrétaire du PS, dans son bureau de Solferino, la nécessité d'envoyer une information à
un tiers étant apparue, Larrouturou suggère de de faire par Email grâce à l'ordinateur installé sur le bureau. Et Hollande de répondre : impossible, il n'est là que pour le décor et n'est pas
branché !
En Angleterre comme en Allemagne les bourses reçues sont remboursables dès le
premier emploi.
Les U.S.A. Comptent 790 universités mais seules 5% d'entre elles délivrent des diplômes suffisamment
valorisants pour que leurs titulaires fassent partie de l'élite. Les études coûtent très cher et les étudiants d'origine modestes sont incités à s'endetter, souvent très lourdement, pour payer
leur scolarité. Avec la raréfaction actuelle des débouchés il devient courant que les diplômés soient obligés d'accepter des emplois mal payés et sans avenir pour faire face à leurs échéances.
Globalement leur dette est énorme.
On évoque un chiffre supérieur à un milliard de $ et l'impécuniosité des
débiteurs risque de provoquer prochainement une crise grave.
En ce qui concerne la fonction publique on a recours, comme en G-B. À des tests
psychotechniques.
L'idéal défini par Condorcet selon lequel l'acquisition du savoir est le moyen
principal de hisser l'humanité, et où l'école est, dans cette perspective, le moyen privilégié d'ascension sociale, a été perverti.
Pour Jacques Julliard, cela a fonctionné jusqu'en 1939, mais cela ne fonctionne
plus car « l'alliance des hommes de science et des prolétaires s'est brisée ». Il y a captation de l'instruction au bénéfice d'une noblesse d'état qui n'est pas un lieu de promotion
sociale.
Reprenons cependant espoir avec Chateaubriand :
« L'aristocratie a trois âges successifs : l'âge de la supériorité, l'âge des
privilèges et l'âge des vanités ». « Sortie du premier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier » (mémoires d'outre tombe).
Soyons patients.